REVENDICATIONS

Voilà un peu plus de deux ans que nous occupons les rues de Bruxelles à vélo et à grands cris. Au fil de ces deux années, nous avons été de plus en plus nombreux·ses à rouler sur le patriarcat. Et si cela nous emplit de joie et d’énergie, il nous a aussi semblé important de revenir aux sources et de pointer ce qui anime la collective depuis sa création. Car faire masse nous donne une puissance qui ne peut se suffire à elle-même. Il est important de nous remettre continuellement en question sur nos pratiques, de rester attentif·ves à ne pas créer un espace d’entre-soi militant « woke », et d’éviter la récupération de nos luttes et le relâchement de nos revendications pour convenir au plus grand nombre.

À quoi servent les rides ? Depuis le début, nous voulons remettre en question les logiques de domination présentes dans l’espace public, tout en se procurant de la force les un·es aux autres par le nombre. Nous voulons prendre de la place, exister, déranger l’ordre patriarcal, dénoncer les logiques de pouvoir et d’oppression qui régissent la manière même dont nos espaces sont conçus par les classes dominantes.

Quand on débarque à 500 dans un espace, on s’impose. Il est dès lors important de se demander : Qui est-ce qu’on dérange ? Qui est-ce qu’on veut déranger ? Dérange-t-on vraiment ou devenons-nous juste une attraction mouvante ? 

Nous ne voulons pas être applaudi·es par des personnes en terrasse en passant dans des quartiers bourgeois, puis reprendre la rue à des personnes précarisées qui ne bénéficient pas d’espaces privés appropriés.

Nous voulons dénoncer l’origine du problème : l’homme cisgenre blanc et bourgeois qui depuis son bureau haut-perché conçoit la rue sans y vivre, conçoit des trottoirs trop étroits pour une poussette ou pour une chaise roulante, prévoit uniquement des espaces voués au profit et à la consommation, et non au bien-être des citoyen·nes. Celui qui ne voit pas d’autres réalités que la sienne. Et au-dessus de lui, nous voulons pointer du doigt l’injonction économique capitaliste, qui pousse à la vitesse, à la productivité, à la consommation. Nous visons le système et les institutions, qui dictent des rôles dans une échelle hiérarchique où les dominants écrasent et profitent des dominé·es : les personnes sexisées, à la sexualité ou au genre non conformes, les personnes racisées, sans papiers, etc. 

Nous voulons également abolir le culte virilo-capitaliste de la voiture. Son omniprésence dans nos villes, dans nos vies, dans nos rues conçues pour elles. Mais nous restons conscient·es des enjeux de classe qui entourent son utilisation ; le fait que la mobilité légère soit une option plus accessible pour les classes aisées et que la culture de la voiture soit plus ancrée dans les milieux populaires. C’est pour cela qu’au delà de la voiture, nous dénonçons des villes érigées sur base de la loi du plus fort, des villes pensées pour les voitures, mais aussi confortables pour les plus puissants : celleux qui ont accès à tous les espaces parce qu’iels peuvent y consommer, celleux qui ont les capacités de se déplacer avec facilité et profiter des structures sans crainte de ne pas être conformes, celleux qui peuvent circuler librement partout parce qu’iels ont les bons papiers et le bon profil, celleux qui traversent la ville sans crainte et sans stratégie d’évitement. Nous utilisons le vélo comme un moyen de mobilisation douce, accessible et responsable, un outil de résistance et un vecteur d’émancipation. En même temps, nous soutenons tous les autres instruments et stratégies conformes à nos valeurs. 

Les altercations et agressions des dernières rides nous ont laissé·es perplexes. Face à la violence sexiste des propos tenus, se profile aussi la violence de la précarité, du racisme, de la rue comme unique espace de travail, de distraction, de loisir. Il nous semble important de rester conscient·es de nos propres privilèges et des enjeux de domination qui sous-tendent ces situations, et qui sont multiples. Si le harcèlement de rue est une de nos cibles, elle n’est pas la principale, et loin d’être la seule. Ne se concentrer que sur cet aspect, plus visible concrètement dans l’espace public, risque de stigmatiser les personnes qui sont au quotidien dans la rue et qui y subissent d’autres oppressions. 

Face à ces problématiques, nous voudrions inviter les participant·es à nos rides à être conscient·es des systèmes d’oppressions dans lesquels iels s’insèrent. Nous ne pouvons présumer des situations diverses des participant·es aux rides, mais chacun·e devrait être attentif·ve à ses propres privilèges, et aux violences que subit également la personne qui nous agresse. Souvent, on ne s’autorise à être en colère que face à des personnes moins privilégiées que nous. Il nous semble également important de ne pas perdre de vue l’aspect systémique du problème, et de ne pas s’en prendre à un·e individu·e de manière isolée.

Cependant, si nous encourageons une approche réflexive et intersectionnelle de la violence dans l’espace public, nous restons convaincues que notre colère face aux agressions sexistes est légitime et demande à s’exprimer. Le musellement de notre pouvoir de violence fait aussi partie des mécanismes de subordination du patriarcat. 

Interroger nos privilèges nous pousse également à questionner les événements que nous organisons en tant que collective, face à des enjeux importants. Face au classisme, nous voudrions enjoindre les participant·es lors des rides à laisser tant que possible circuler les travailleur·euses précaires qui doivent se déplacer et traverser le cortège pour travailler. Nous voudrions enjoindre les participant·es à ne pas scander des slogans tels que « À qui la rue – à nous la rue » n’importe où, pour qu’ils ne perdent pas leur sens. Face au validisme, nous voudrions encourager la communauté à relayer des appels pour vélos spéciaux (cargo, cuistax, etc.) afin d’inclure les personnes qui ne peuvent pas rouler à vélo. Nous réfléchissons également à d’autres types d’activités que les rides, des activités que nous voulons accessibles à tous·tes. Enfin, nous voulons nous opposer à une image « fit » qui pourrait être apposée à nos rides. Nous voudrions déconstruire cette image virilo-sportive du vélo, nous opposer à la grossophobie et au validisme des milieux cyclistes. Laisser loin de nous les notions d’exploits, de performance et les dynamiques de compétition. 

Cette année, nous continuerons à rouler sur le patriarcat. Sans perdre de vue nos luttes et nos ennemis, nous continuerons à militer dans la joie et dans le respect, à utiliser cette force collective consciemment. Pour gérer notre nombre, la bienveillance sera notre revendication. Et en rentrant chacun·e chez soi, dans des réalités différentes, nous souhaitons que chacun·e puisse tirer de la force de ce moment partagé, réutiliser la puissance de cette joyeuse colère et la répandre également dans nos espaces privés.